CHAPITRE XIV
Pris au piège !
CLAUDE était incapable de dire un mot. Elle avait ramassé l’un des lingots et demeurait immobile, les yeux fixés sur le gros tas d’or devant elle. Elle n’arrivait pas à croire que ces objets bizarres, ressemblant un peu à des briques, fussent d’un métal aussi précieux. Son cœur battait à se rompre. Quelle découverte inouïe, sensationnelle !
Soudain, Dagobert se mit à gronder sourdement. Il tournait le dos aux enfants, le museau pointé vers la porte. Puis il se déchaîna et ses aboiements emplirent la cave.
« Veux-tu te taire, Dag ! lui ordonna François. Qu’as-tu donc entendu ? C’est peut-être les autres qui viennent nous rejoindre ! »
Il alla vers la porte et, les mains en porte-voix, cria de toutes ses forces :
« Mick ! Annie ! Est-ce vous ? Venez vite ! Nous avons trouvé les lingots ! Ils sont ici ! Dépêchez-vous ! »
Dagobert cessa d’aboyer mais se remit à gronder. Claude s’inquiéta.
« Je trouve l’attitude de Dagobert bien bizarre, dit-elle. Il ne ferait pas ça s’il s’agissait d’Annie et de Mick. »
Elle n’avait pas fini de parler que les deux cousins éprouvèrent un rude choc en entendant une voix d’homme résonner dans l’étroit boyau, éveillant mille échos à la ronde.
« Qui est là ? Qui diable est descendu ici ? »
Dans sa frayeur, Claude s’agrippa à François. Dagobert continuait à gronder, les poils de son échine tout hérissés.
« Tiens-toi tranquille, Dago ! » murmura Claude en éteignant sa torche.
Mais le chien ne tint aucun compte de l’injonction. Le grondement qui sortait de sa gorge ne s’interrompit pas.
Tout à coup les enfants virent le faisceau d’une puissante torche électrique jaillir dans le passage, à quelque distance d’eux. Puis la lumière les inonda et celui qui portait la torche, surpris de les apercevoir, s’arrêta net.
« Tiens, tiens ! dit la même voix qui les avait effrayés un instant plus tôt. Par exemple ! Deux enfants dans les caves de mon château !
— Que voulez-vous dire avec votre château ? s’écria Claude.
— Eh bien, ma petite fille, que ceci est mon château, parce que je suis en train de l’acheter ! »
Une seconde voix, plus hargneuse, s’éleva derrière le dos de celui qui parlait.
« Que faites-vous dans ce souterrain, les gosses ? Qui sont ce Mick et cette Annie que vous appeliez un instant plus tôt ? Et qu’est-ce que ces lingots que vous avez trouvés ? De quelle sorte de lingots s’agit-il ?
— Ne réponds pas ! » chuchota François à Claude.
Hélas ! l’écho s’empara de ses paroles et les répéta tout fort dans le passage : « Ne réponds pas ! Ne réponds pas ! »
« Ainsi, vous ne voulez pas répondre ! » grommela l’homme à qui appartenait la seconde voix.
Et il s’avança d’un air menaçant vers les deux cousins. Dagobert montra ses crocs mais l’individu ne parut pas le moins du monde impressionné.
Il se dirigea tout droit vers la porte et procéda à un examen hâtif de la cave en s’éclairant avec sa torche.
« Gustave ! Regarde donc ! dit-il. Tu avais raison. L’or perdu se trouve bien dans le souterrain. Et comme il sera facile à emporter ! Tout en lingots… Ma parole, nous sommes tombés sur un véritable filon !
— Cet or est à moi ! coupa Claude, rouge de colère. L’île et le château appartiennent à ma mère… et tout ce qu’ils renferment également. Ce trésor a été apporté ici et mis en sûreté par mon trisaïeul, avant que son navire ne fasse naufrage. Cet or n’est pas à vous et ne le sera jamais. Dès mon retour à la maison je dirai à papa et à maman ce que nous avons trouvé, et alors je vous garantis qu’ils ne vous vendront ni l’île ni le château. C’est très malin de votre part d’avoir déchiffré et compris les indications du vieux parchemin trouvé dans le coffret, mais nous avons été encore plus malins que vous ! Nous avons découvert le trésor les premiers ! » Les deux hommes avaient écouté en silence le petit discours de Claude, prononcé d’une voix claire mais chargée de colère. Soudain, l’un d’eux éclata de rire.
« Vous n’êtes qu’une gamine ! lança-t-il. Vous ne vous croyez tout de même pas de taille à contrecarrer nos projets ? Nous allons bel et bien acheter cette île et tout ce qu’elle contient ! Nous emporterons l’or dès que l’acte de vente sera signé ! D’ailleurs, même si par le plus grand des hasards nous ne pouvons acquérir l’île, nous prendrons l’or quand même ! Il sera facile d’amener un bateau près d’ici et d’y transporter les lingots avec notre canot. Ne vous faites pas d’illusions ! Nous obtiendrons ce que nous désirons.
— Jamais de la vie ! s’écria Claude en faisant un pas en avant. Je rentre tout droit à la maison prévenir papa de ce qui se passe ici !
— Non, ma petite. Vous n’allez pas rentrer chez vous ! affirma le premier individu en saisissant Claude par les épaules et en la forçant à réintégrer la cave. Vous allez rester ici ! Et, pendant que j’y pense, si vous ne voulez pas que j’abatte ce chien qui a l’air prêt à me mordre, faites-le tenir tranquille ! »
À sa grande terreur, Claude s’aperçut alors que l’homme tenait à la main un petit pistolet qui luisait d’un sinistre éclat. D’un geste prompt, elle saisit Dagobert par son collier et le tira à elle.
« Paix ! Paix, Dagobert ! dit-elle. Tout va bien ! »
Mais Dago devinait que tout, au contraire, allait très mal. Son instinct le lui soufflait. Et il continua à gronder férocement.
« À présent, écoutez-moi ! » dit l’homme aux deux enfants. Il venait d’avoir une rapide conversation avec son compagnon et semblait avoir abouti à une décision. « Si vous êtes raisonnables, il ne vous arrivera rien de fâcheux. Mais si vous vous obstinez à vouloir nous mettre des bâtons dans les roues, alors vous aurez à vous en repentir. Voici ce que nous nous proposons de faire… Mon ami et moi allons partir à bord de notre canot à moteur en vous laissant enfermés ici. Après avoir loué un bateau, nous reviendrons chercher l’or. Nous estimons qu’il n’est plus nécessaire d’acheter l’île maintenant que nous avons mis la main sur le trésor. »
Il parut ne prêter aucune attention aux regards affolés que les enfants échangeaient entre eux.
« À présent, continua-t-il, vous allez écrire un billet destiné à vos jeunes amis qui sont là-haut pour leur dire que vous avez trouvé l’or, et les convier à venir voir… Quand ils vous auront rejoints, nous vous enfermerons tous les quatre dans la cave au trésor. Vous pourrez vous amuser avec les lingots si cela vous fait plaisir. Rassurez-vous, nous ne vous laisserons pas mourir de faim ni de soif d’ici à notre retour. Nous vous donnerons des provisions…»
L’autre individu tira un crayon et un bout de papier de sa poche.
« Tenez, dit-il. Écrivez un mot à Mick et à Annie. Vous enverrez votre chien le leur porter. J’imagine qu’il saura se débrouiller. Allons, pressons !
— Je refuse ! s’écria Claude, hors d’elle. Je n’écrirai rien du tout. Vous ne pouvez m’obliger à faire une chose pareille ! Je n’attirerai pas le pauvre Mick et la pauvre Annie dans un piège pour que vous les fassiez prisonniers avec nous ! Et je ne vous permettrai pas non plus d’emporter mon or, alors que je viens de le découvrir ! »
L’un des hommes eut une brusque inspiration.
« Nous tuerons votre chien, si vous ne nous obéissez pas ! » dit-il en levant un peu le canon de son pistolet. Claude sentit son cœur se glacer et poussa un cri d’effroi.
« Non, non ! supplia-t-elle.
— Alors, écrivez le billet ! insista l’homme en lui tendant le crayon et le papier. Vite, prenez ! Je vais vous dicter le message…
— Je ne peux pas ! sanglota Claude. Je ne veux pas que vous vous empariez de Mick et d’Annie !
— Très bien. Je vais donc abattre cet animal. » L’homme avait parlé d’une voix froide et décidée. Il tourna l’arme en direction de Dagobert.
Claude jeta ses bras autour du cou de Dago et se mit à hurler.
« Non, non ! Arrêtez ! Je vais écrire ce billet. Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! »
Là-dessus la fillette prit le papier et le crayon d’une main tremblante et regarda son tourmenteur.
« Écrivez ceci ! ordonna-t-il. « Cher Mick et chère Annie. Nous avons trouvé l’or. Venez tout de suite nous retrouver dans la cave et vous réjouir avec nous. » Puis signez de votre nom.
Claude écrivit ce que l’homme lui avait dicté. Ensuite, toujours docile, elle signa de son nom.
Seulement, au lieu de « Claude », elle mit « Claudine » au bas du message. Elle se disait que Mick et Annie devineraient bien que jamais elle ne signait ses lettres ainsi. N’avait-elle pas horreur du prénom de Claudine ? Elle espérait les avertir ainsi indirectement qu’il se passait quelque chose d’insolite dans le souterrain.
L’homme prit le billet, le lut et l’attacha au collier de Dagobert. Durant l’opération, le chien ne cessa de gronder, mais Claude réussit à l’empêcher de mordre.
« Et maintenant, dites-lui d’aller retrouver vos amis ! ordonna l’inquiétant personnage.
— Va… va trouver Mick et Annie ! dit Claude. Va, Dagobert ! Rejoins Mick et Annie. Donne-leur ma lettre ! »
Dagobert n’avait aucune envie de quitter sa jeune maîtresse, mais il parut comprendre la note d’urgence contenue dans sa voix.
Après un dernier regard à Claude et un dernier coup de langue, il se mit en route, et disparut dans le souterrain. Le brave animal sut à merveille retrouver son chemin. Il gravit les marches de pierre et déboucha au grand jour. S’arrêtant alors au milieu de la vieille cour, il se mit à renifler. Où étaient Mick et Annie ?
Il flaira la trace de leurs pas puis se mit à courir, sa truffe au ras du sol. Il ne tarda pas à découvrir les deux enfants étendus sur les rochers. Mick se sentait à présent beaucoup mieux et sa joue ne saignait presque plus. À la vue du chien, il se redressa.
« Sapristi ! jeta-t-il d’un ton surpris. Mais c’est Dagobert ! Comment se fait-il, mon vieux Dago, que tu sois venu nous retrouver ? Tu en avais assez de rester sous terre si longtemps, pas vrai ?
— Oh ! Mick ! Regarde ! Il y a quelque chose de blanc attaché à son collier ! dit Annie, les yeux fixés sur le papier. C’est un message. Je suppose que ce sont les autres qui nous écrivent de venir les rejoindre. Dagobert est rudement intelligent d’avoir compris qu’il devait faire le facteur ! »
Mick détacha le billet du collier de Dag. Il le déplia et lut ce qui était écrit dessus.
« Cher Mick et chère Annie », commença-t-il à haute voix. « Nous avons trouvé l’or. Venez tout de suite nous retrouver dans la cave et vous réjouir avec nous. Claudine. »
— Ooooh ! s’écria Annie dont les yeux se mirent à briller de joie. François et Claude ont trouvé le trésor ! Mick, te sens-tu assez bien à présent pour redescendre ? Il faut nous dépêcher. »
Mais Mick ne fit pas seulement mine de se lever. Il resta assis sur les rochers, regardant le message d’un air absorbé.
« Qu’y a-t-il ? demanda Annie qui s’impatientait.
— Ma foi, je trouve drôle que Claude ait signé Claudine ! expliqua Mick en hochant la tête d’un air perplexe. Tu sais à quel point elle déteste être une fille et avoir un nom de fille. Tu sais aussi qu’elle ne répond jamais si on a le malheur de l’appeler Claudine. Et pourtant, sur ce mot, elle se désigne elle-même par ce prénom… Oui, cela me semble bizarre. On dirait presque qu’elle veut ainsi attirer notre attention… comme pour nous avertir que quelque chose ne va pas.
— Ne sois donc pas stupide, Mick ! s’écria Annie. Pourquoi veux-tu que quelque chose n’aille pas ? Viens donc. Il me tarde de rejoindre Claude et François.
— Attends un peu, Annie ! Je m’en vais jeter un coup d’œil au petit port pour être bien sûr que personne d’autre n’a abordé dans l’île, décida Mick. En attendant, toi, reste ici ! »
Mais Annie n’entendait pas rester toute seule. Elle se mit donc à suivre Mick, sans cesser de lui répéter qu’il n’était qu’un sot.
Cependant, quand le frère et la sœur arrivèrent en vue du petit navire, ils découvrirent qu’un autre canot gisait sur le sable, non loin du leur C’était un canot à moteur. Mick ne s’était pas trompé. Il y avait des étrangers sur l’île !
« Tu vois, dit le jeune garçon dans un murmure. Quelqu’un a débarqué ici. C’est sûrement cet individu qui désire acheter le château. Je parie qu’il a déchiffré le parchemin et qu’il sait qu’un trésor est caché dans les souterrains. Il a dû rencontrer Claude et François en bas… À mon avis, il veut que nous allions les rejoindre pour nous retenir prisonniers tous les quatre tandis que lui-même volera l’or ! C’est lui qui a obligé Claude à nous écrire ce mot… Mais elle a été assez rusée pour signer d’un prénom qu’elle n’emploie jamais… pour nous avertir ! Et maintenant… il s’agit de réfléchir très vite. Voyons, qu’allons-nous faire ? »